Il y a celle qui part, pour un ailleurs lointain d'où elle ne rentrera jamais quoiqu'il arrive, parce que revenir n'a jamais été possible... alors on n'a plus rien à dire. On se contente d'agiter un mouchoir blanc, pour faire un adieu de cinéma sans avoir à dire cette évidence.
Il y a celle qui part, pour une vie, pour faire disparaître un ailleurs, pour qu'on prenne soin d'elle, et une main dans la sienne, elle dit enfin "je vais bien, je pars, adieu"... alors on n'a plus rien à dire. On se contente d'agiter un mouchoir blanc, pour faire un adieu de cinéma sans avoir à dire cette évidence.
Il y a moi, qui part aussi, qui suis déjà parti en fait, pour un ailleurs aussi, pour une vie aussi. Par dessus les mouchoirs blancs, j'enfonce mes poings dans mes poches et mon bordel dans mon sac à ventre et je me remets en marche.
Ca fait loin tout ça...
Ca fait longtemps tout ça...
C'est beaucoup... plusieurs vies...
Il est loin celui que j'étais, alors planté tout droit dans le paquet de viscères que j'avais laissé là sur le trottoir. Le regard au loin à l'intérieur, le menton haut au dessus de vos insignifiances, le torse bombé d'une peau de vieux rhinocéros.
Il est vraiment très loin l'homme qui crevait là, au milieu de tous et dans une indifférence assassine. Celui qui pleurait de tout, qui souffrait de rien, qui n'allait nul part, qui ne vivait pas au lieu de plonger dans l'inconscience qui le tirait vers le fond.
Il est sacrément loin celui qui avalait de grandes lampées de vides, désirs qui n'en étaient pas, idées partagées et partagées par personnes, rêves viscéraux qui ne s'accrochaient nul part, pas même à moi.
Ce qu'il est loin le p'tit mec qui jouait au grand, qui jouait à l'adulte, qui jouait à rien, qui jouait à ceux que l'on oublie, qu'on ne voit plus, ceux qui se rendent invisibles pour faire comme tout le monde parce que personne ne voit personne et croit tout savoir de tout.
J'ai presque oublié celui que j'étais pourtant, sortant de sa cale pour conquérir en haillons les docks gris du nouveau monde, mort-vivant, fort du pire, laissé derrière et pour toujours insidieusement dedans.
Et avant lui, il y a une éternité, le garçon construit de rien, vomi d'histoire sordides, amalgame de nerfs surtendus par un instinct de survie aiguisé, d'une cervelle solidement garante d'une identité aussi trouble que salvatrice, et de miettes de sentiments, déjà à l'envers et traînés sous une boue glaireuse et sombre.
Et avant ça... et avant tout ça...
Avant... je ne sais plus... c'est flou... c'est loin... trop...
Et puis j'oublie... et c'est peut-être le meilleur... et peut-être pas... mais j'oublie...
Je prendrai le temps de me souvenir...
Sans précipitations pourtant...
Parce que le meilleur, il est devant, chimérique ou pas, qu'importe maintenant ?
Il est là... C'est tout, c'est comme ça...
Et parce que toutes ces vies sont encore là, j'ose le toucher du doigt...
Et parce que toutes ces vies sont passées, il est encore là.
Et moi aussi.